TEXTES

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LORSQUE LA PEINTURE CROISE LA PASSION ET DEVIENT VIOLENCE

Par Jocelyne FORTIN

Directrice, conservatrice

Musée Laurier et Musée de l'Hôtel des Postes

Victoriaville . Québec . 2020

La recherche de Lyzane Potvin est singulière d’abord par les techniques qu’elle emploie, mais aussi par l’intensité des sujets qu’elle aborde sans aucune pudeur. Sa peinture intègre la photographie, ce qui permet d’ajouter un aspect très réaliste à ses œuvres. Les fragments photographiques sont toujours très bien dissimulés sous les amas de pigments, il est donc difficile de les identifier du premier coup d’œil.

 

Son utilisation de l’auto-représentation apporte une touche bien personnelle à son art, puisqu’en se mettant elle-même en scène, elle finit par incarner toutes les femmes. On assiste alors à une dépersonnalisation de son identité, puisqu’elle n’hésite pas à endosser tous les rôles dans ses œuvres, même s’ils sont peu flatteurs.

 

La démarche de Lyzane Potvin peut être considérée comme une prise de parole où le féminisme est toujours présent. Elle aborde la femme sous toutes ses possibilités : la guerrière, la libérée, la prostituée, la provocatrice, la séductrice, la soumise, la violentée, etc. L’artiste ne porte pas de jugement, elle montre des femmes qui assument leur vie, comme des héroïnes qui continuent la bataille même si elles savent qu’elle est perdue d’avance.

 

Aucun sujet n’est tabou pour Potvin. D’ailleurs, en 2015, elle réalise une série de dix tableaux, où elle se met chaque fois en scène avec un tueur en série différent, dont deux femmes. Pour l’artiste, c’est une manière de les confronter à leur violence, de les questionner sur leur barbarie et leur manque d’humanité. Par ses œuvres, Lyzane Potvin dénonce les atrocités de ces faits et ceux qui les ont commises. Par exemple, la toile J’ai tué Ted Bundy démontre explicitement la tentation de la chair et le pouvoir de domination qu’elle peut provoquer. L’humain demeure un être souvent soumis à ses instincts primaires. L’artiste tente peut-être aussi dans ce corpus à mettre au grand jour notre facilité à banaliser ces faits divers, parce qu’on les juge rares et loin de notre réalité. Nombre d’atrocités sont pourtant faites aujourd’hui dans notre société dite en paix.

 

C’est peut-être pour que s’arrête la violence faite aux femmes que Potvin donne les armes à ses guerrières dans Désarmée ou Souillée par les horreurs de ce monde. C’est peut-être aussi parce que les femmes deviennent de plus en plus masculines en évoluant dans une société où gagner l’égalité peut facilement signifier l’obtention d’une certaine autorité sur l’autre. Plutôt que de chercher à valoriser sans jeu de pouvoir les polarités positives et complémentaires qui caractérisent les deux sexes, l’humain reste souvent campé dans un archétype de domination sur l’autre, ne trouvant pas d’issue pour mettre en place un nouveau modèle basé sur des valeurs de solidarité et de respect mutuel.

 

La série Mes Écorchées sur carton gaufré fait d’ailleurs le point sur plusieurs des sujets abordés par Lyzane Potvin dans des séries précédentes. L’artiste y introduit de nouveaux sujets en proposant des femmes aux visages peints ou aux coiffes rappelant celles des peuples autochtones. La femme se positionne au centre dans ses compositions sur fond rouge et les déchirures du support cartonné dévoilent une matière insoupçonnée qui devient telles des brûlures, des écorchures marquant les corps autant que le temps qui semblent s’être arrêté.

 

La recherche de Lyzane Potvin est touchante, parce qu’elle s’intéresse au manque d’humanité, c’est une invitation à prendre conscience de nos écueils et c’est ainsi qu’il devient possible de changer le cours de l’histoire, d’être différent…

WHEN PAINTING MEETING PASSION BECOMES VIOLENCE

Par Jocelyne FORTIN

Director, curator

Musée Laurier et Musée de l'Hôtel des Postes

Victoriaville . Québec . 2020

Lyzane Potvin’s research is unique, first of all, by the techniques she uses, but also by the subjects’ intensity, which she treats without any prudishness. Her painting incorporates photography, which adds a very realistic aspect to her works. The photographic fragments are always very well hidden under the heaps of pigments, so it is difficult to identify them at first glance.

 

Her use of self-representation brings a very personal touch to her art, since by staging herself, she ends up embodying all women. We are then witnessing the depersonalization of her identity, since she does not hesitate to take on all the roles in her works, even if they are unflattering.

 

Lyzane Potvin’s approach can be interpreted as speaking out where feminism is always present. She addresses women in all their possibilities: the warrior, the liberated, the prostitute, the provocative, the seducer, the submissive, the abused, etc. The artist does not pass judgment, she shows women who assume their lives, like heroines who continue the battle even if they know that it is lost in advance.

No subject is taboo for Potvin. Moreover, in 2015, she produced a series of ten paintings, where she staged each time with a different serial killer, including two women. For the artist, it is a way of confronting them with their violence, of questioning them about their barbarity and their lack of humanity. Through her works, Lyzane Potvin denounces the atrocities of these facts and those who committed them. For example, the painting I killed Ted Bundy explicitly demonstrates the temptation of the flesh and the power of domination that it can provoke. The human being remains one often subject to its primary instincts.   In this corpus, the artist may also try to bring to light our facility to trivialize these various facts, because we judge them scarce and far from our reality. Many atrocities are nevertheless made today in our so-called peaceful society.

It is perhaps to put an end to violence against women that Potvin armed her warriors in Desarmed or Defiled by the horrors of this world. It may also be because women are becoming more and more masculine by evolving into a society where gaining equality can easily mean obtaining a certain authority over the other.
Rather than seeking to enhance the positive and complementary polarities characterizing both genders without a power play, the human being often remains in an archetype of domination over the other, finding no way to set up a new model based on values of solidarity and mutual respect.

Skinned alive, on embossed cardboard series, takes stock of several of the subjects tackled by Lyzane Potvin in previous series. The artist introduces new subjects by proposing women with painted faces or headdresses reminiscent of those of the indigenous peoples. The woman positions herself in the centre in her compositions on a red background and the torn cardboard support reveal an unexpected material which becomes like burns, abrasions marking the bodies as much as time which seem to have stopped.

Lyzane Potvin’s research is moving, because it concerns the lack of humanity, it is an invitation to become aware of our pitfalls and this is how it becomes possible to change the course of history, to be different…

Par Brigitte FERRARI et François FAUCHON

collectionneurs

France . 2020

Tant dans ses performances que dans ses tableaux Lyzane Potvin met en scène son corps. Elle n’hésite pas à se dénuder. Ce qui émane de sa peinture c’est sa sensibilité et son énergie. Inspirée par l’humain, elle représente souvent la violence et les aspects sombres de notre société.

La prostitution, la douleur, la maladie mentale font partie de son univers pictural. Les maux humains se traduisent tant par les couleurs de sa peinture. Le rouge et le noir, l’épaisseur du trait, les toiles lacérées et brulées concourent à l’expression d’une violence extrême et d’émotions très fortes. 

S’il émane de ses œuvres une force certaine, on y ressent aussi la vulnérabilité de l’artiste. Bien avant le mouvement @metoo elle interroge avec violence la position de la femme dans la société occidentale. La série des tueurs en série (J’ai tué Ted Bundy, 2015) témoigne de cette étude.

Lors de sa première exposition parisienne, « Je suis une truie » a marqué les esprits, choqués avant le mouvement de fond actuel. Elle serait iconique si elle se présentait maintenant.

Les peintures de Lyzane Potvin suscitent beaucoup d’émotions qui peuvent aller jusqu’à faire rejeter son travail. Pour nous, la douleur qu’elle exprime ainsi sous toutes ses formes rend son travail vivant et très proche de l’univers que peut connaître un médecin confronté à la lutte constante contre la maladie. C’est une sorte d’exutoire de la condition humaine, des souffrances d’ici-bas et des luttes incessantes qu’il faut mener à terme. Sur le plan de l’esthète, c’est l’expression de toute cette beauté sauvage qui ravit l’œil des collectionneurs que nous sommes.

By Brigitte FERRARI and François FAUCHON

collectors

France . 2020

Lyzane Potvin stages her body, both in her performances and in her paintings. She does not hesitate to get undressed. Her sensitivity and energy emanate from her painting. Inspired by humans, she often represents violence and the dark aspects of our society.

Prostitution, pain, mental illness are part of her pictorial universe. Human woes are much reflected by the colours of her painting. The red and the black, the thickness of the line, the lacerated and burnt canvases, contribute to the expression of extreme violence and very strong emotions.  

If a certain force emanates from her works, we also feel there the artist’s vulnerability. Long before the @metoo movement, she violently questioned the position of women in Western society. The serial killers series (I killed Ted Bundy, 2015) testifies to this study.

During her first Parisian exhibition, « I am a sow » made an impression, shocked before the current fundamental movement.  It would be iconic if she showed up now.

Lyzane Potvin’s paintings arouse a lot of emotions which can go so far as to have her work rejected.  For us, the pain she expresses in all its forms makes her work alive and very close to the universe that a doctor confronted to constantly fighting against the disease. It is a sort of outlet for the human condition, for the sufferings of this world and for the incessant struggles that must be brought to conclusion. In terms of aesthetics, it is the expression of all this wild beauty that delights the eye of the collectors that we are.

ET IN ACADIA EGO

Par Athenaïs RZ

texte paru dans son ouvrage "Peinture contemporaine",
essai sur la peinture actuelle, suivi de seize textes critiques

Le Comble Editeur . Virton . 2016

               Le Poète l’a dit : même au Pays idyllique sévit la Mort. Deux mille ans après Virgile, c’est Internet qui l’impose à nos yeux, partout et de partout, la mort violente, injuste, révoltante, et ses prodromes, la haine, la perversité, l’oppression, la guerre… L’indifférence aussi en fait le lit. Alors, même en Acadie, la colère gronde dans le cœur de l’artiste. Lyzane Potvin réagit avec ce qu’elle a de plus chair, son corps.  Elle le met en scène, l’ancre dans ses toiles, l’instrumentalise. Le corps beau de la belle artiste se fait arme de dénonciation massive.  Potvin vit en empathie, destination de peu d’internautes. Lyzane du coup se dénude et s’affiche.  De l’autre côté du miroir aux alouettes, l’œil est capturé. S’il a une âme, le regardeur s’émeut. Trilogie.

 

               Compassion. La relation écranique qui s’établit avec l’autre n’engendre aucune commisération.  On se demandera même si la sensiblerie affichée par les iconophages ne dissimule pas une profonde jouissance. C’est dans la vraie vie que s’épanouit le respect du prochain – n’allons pas jusqu’à l’amour. C’est au Samu social de Paris que Lyzane Potvin, pendant plusieurs années, a soulagé au plus près la détresse humaine. Elle sait de quoi elle parle. Les femmes battues, elle les a pansées. Les hommes blessés, elle les a soutenus.

 

               Provocation. « Je suis une truie ! » lance l’artiste à l’adresse des cochons qui avilissent la femme et des porcs qui la lapident. Et puisque seule désormais l’image compte, elle exhibe ses seins, étale sa peau, joue de ses formes. Assise ou accroupie, elle adopte la posture la plus équivoque, cuisses bien ouvertes.  Et puis, elle y va, performe dans un sex-shop parisien. Jouant sur le fil, elle se fait pornographe et laisse le sexe se répandre dans son œuvre. L’instinct primaire – celui qui pousse l’enfant de la télé à gober les pubs – force le destinataire du message à écarquiller les yeux. Objectif atteint.

 

               Emotion. Si la femme s’est exprimée, l’artiste, elle, a créé. Son esthétique vibre, explose, respire. Elle est certes gore, trash, porn, et toutes ces sortes de choses ; issue d’une palette limitée, et de coups, traces, trainées, giclures, brûlures bien visibles, et surtout d’elle-même. Lyzane Potvin est toute son œuvre, intimement et plastiquement. Sa figure à chaque fois suspendue au-dessus de l’abîme de son propre être imprime une tension vraie et inspire une indicible sensation d’art.

 

DU MEURTRE AUX ABYSSES

Par Rober RACINE

artiste, compositeur et écrivain canadien

2015

Après avoir liquidé Ted Bundy et autres tueurs en série, l’artiste peintre Lyzane Potvin plonge ici dans les abysses ; les siennes et peut-être même celles des personnages de la série précédente : J’ai tué Ted Bundy.

Les quatre toiles qui constituent Les Abysses : La fosse, L’abîme des fauves, Petite mort et L’Allaiteuse, nous offrent un récit troublant, presque vertigineux, de ce qui pourrait se passer au moment de sombrer dans les ténèbres. À plus de mille mètres au fond des mers, il n’y a plus de lumière naturelle, la pression est immense, il fait froid.

 

Pourtant, la vie est là comme nulle part ailleurs sur la planète Terre. Les Abysses de Lyzane Potvin nous disent qu’il peut en être de même au fond de l’âme, de la psyché humaine ; au fond de cette bascule dans la folie, la souffrance, les cauchemars, et peut-être à l’instant précis où on se fait tuer par un tueur en série : l’envie de vivre une dernière fois tout ce qu’on a pas eu le temps de faire : allaiter, voler, plonger, se multiplier, exploser, crier, arracher, tout casser, se cristalliser, hurler comme les loups, chanter comme les baleines, aimer à la puissance mille dans le coeur de chaque être vivant, du ver de terre aux galaxies, du flocon de neige à la bombe atomique. L’âme humaine, l’esprit, la peur, le corps rejoignent et se mêlent ici à la vie des animaux, des forces vives et des dimensions qu’eux seuls perçoivent.

Dans Les Abysses, il y a un poisson bleu, un sanglier, un petit chien noir qui est celui de l’artiste ; son nom est Ours. Il est la fidélité, l’amour, la vie et la fantaisie. Il y a deux êtres humains : Ted Bundy et Lyzane Potvin. 

 

L’artiste se met en scène dans ses toiles. Elle est à la fois narratrice, narration, personnages, chorégraphe, danseuses, mouvements, lumières, formes et décors. Elle devient l’une de ces créatures étranges qui vivent dans les abysses de la mer : elle a deux têtes, plusieurs mains, trois bouches, des yeux partout, des bouts de corps qui apparaissent à chaque clignement de couleur phosphorescente. Elle saute, virevolte, flotte, plane, émerge, debout, couchée sur le dos, sans dessus dessous, en apesanteur, sa chevelure est à la fois pieuvre et méduse, algues et langues de feu, elle est entourée de pétales blancs, noirs, flammes d’instants volés, larmes d’amour et de peur. Elle est libre et emportée, comme si elle cuisinait un repas avec tous les éléments du vivant, physiques et métaphysiques, toutes les couleurs et les pigments du spectre.

Dans La fosse, elle danse, tournoie dans les airs, les eaux troubles et transparentes, les tourbillons de sons aquatiques devant un Ted Bundy qui pourrait bien jouer de la guitare électrique invisible sur la scène d’un concert rock abyssal. C’est électromagnétique, ça crie, ça vibre, mille pulsions à la seconde. La vivante et le tueur se rencontrent, le féminin et le masculin se font face. C’est à la fois singulier et universel et ça continuera ainsi jusqu’à la fin des temps, au plus profond comme au plus loin des frissons de l’atome. La vie l’emportera parce que la création dépassera toujours le crime.

 

Telles sont Les Abysses de Lyzane Potvin.

 

 

FROM MURDER TO THE ABYSS

By Rober RACINE

canadian artist, composer and writer

2015

After having gotten rid of Ted Bundy and other serial killers, the painter Lyzane Potvin dives here into the abyss ; hers and perhaps even those the characters from the previous series : I killed Ted Bundy. The four paintings that constitute Les Abysses : La fosse, L’abîme des fauves, Petite mort and L’Allaiteuse, offer us a disturbing story, almost dizzying, of what could happen when sinking into darkness. At more than a thousand metres at the bottom of the sea, there is no longer any natural light, the pressure is extreme, it is cold.

 

Yet, life is there like nowhere else on planet Earth. Lyzane Potvin’s Les Abysses tells us that it can be the same at the depths of the soul, of the human psyche ; at the bottom of this tumble in madness, the grief, the nightmares, and perhaps at the precise moment when we are killed by a serial killer : the desire to relive one last time everything we did not have time to do : breastfeed, fly, dive, proliferate, explode, shout, snatch, break everything, crystallize, howl like wolves, sing like whales, love at the power 1,000 in the heart of each living being, from earthworms to galaxies, from snowflakes to atomic bombs. The human soul, the spirit, the fear, the body join and mingle here with the life of animals, living forces and dimensions that only they perceive. In Les Abysses, there is a blue fish, a wild boar, a small black dog which is that of the artist; his name is Ours (Bear). It is loyalty, love, life and fantasy. There are two human beings : Ted Bundy and Lyzane Potvin.

 

The artist stages herself in her paintings. She is at the same time narrator, narration, characters, choreographer, dancers, movements, lights, forms and sets. She becomes one of those strange creatures that live in the abyss of the sea: she has two heads, several hands, three mouths, eyes everywhere, bits of body that appear with each blink of phosphorescent colour. She jumps, twirls, floats, hovers, emerges, standing, lying on her back, upside down, weightless, her hair is both octopus and jellyfish, algae and tongues of fire, she is surrounded by white, black petals, flames of stolen moments, tears of love and fear. She is free and carried away, as if she were cooking a meal with all the elements of the living, physical and metaphysical, all the colours and pigments of the spectrum.

 

In la fosse, she dances, swirls in the air, in the murky and transparent waters, the swirls of aquatic sounds in front of a Ted Bundy who could be playing the air guitar on the stage of an abysmal rock concert. It’s electromagnetic, it screams, it vibrates, a thousand impulses per second. The living and the killer meet, the feminine and the masculine face each other. It is both singular and universal and will continue like this until the end of time, in the depths as far as possible from the chills of the atom. Life will prevail because creation will always go beyond crime.

 

These are The Abyss of Lyzane Potvin.

 

LYZANE POTVIN, PEINTRE EN SÉRIE OU LA BEAUTÉ DU CRAN D'ARRÊT

Par Rober RACINE

artiste, compositeur et écrivain canadien

Octobre 2014

Voilà. C’est fait. Elle a tué Ted Bundy. C’est terminé. Fini. Morto. Maintenant commence pour Lyzane Potvin le chemin de la remontée, celui de la création vers les arcanes du meurtre. Approcher l’insondable mystère des réponses que donnent parfois certains tueurs en série à la question :

 « Pourquoi avez-vous tué ?

— Je ne sais pas. Comme ça. Pour rien. Pour voir. Pour me voir. Pour avoir le contrôle total. C’était plus fort que moi. Il fallait que je le fasse. Pour qu’ils sachent. »

La plupart des tueurs en série montrés dans les toiles de Lyzane Potvin ont tué pour exister, au moins une fois dans leur vie.

Pendant plus d’un an l’artiste a étudié, lu, entendu, regardé des documentaires, biographies, essais, entretiens avec ces êtres qui fascinent et attirent en privé mais choquent et révoltent en public. Au moyen de la peinture, elle a voulu aller à la rencontre de leur dérèglement. Ce qui l’a touchée au plus profond d’elle-même chez ces êtres, c’est la zone noire et fragile qui vit au grand jour dans leur nuit. Une zone qui peut-être veille en chacun de nous, innommée, interdite, incoupçonnée. Cette dimension trouble, incontrôlable, échappée de la raison commune, tel un cri d’alarme, traverse toutes les oeuvres de la série J’ai tué Ted Bundy.

Ces tueurs ont un prénom, un nom, un visage, une famille, une enfance, une jeunesse, une adolescence, un âge adulte, une création potentielle comme acte de résistance à ce qui a pu les violer physiquement ou psychologiquement un jour ou l’autre. Mais une fois leurs crimes commis, avoués, ils perdent toute identité. Ils deviennent deux lettres : SK, serial killer.

Pourquoi s’intéresse-t-on à un tueur, une tueuse en série ? Tuer fascine et inquiète. Créer fascine, interroge et attire. Tuer peut choquer, dégoûter. Tous les verbes liés à la répulsion y passent. Mais l’oeil extérieur restera toujours ouvert pour voir jusqu’où un SK est allé trop loin dans l’irréparable pour le commun des mortels. Depuis le tout premier meurtre de l’Humanité jusqu’à celui qui vient tout juste d’être commis aujourd’hui, quelque part, sur la Terre, cet acte étrange, profondément inexplicable nous interpelle.

Dans les oeuvres de la série J’ai tué Ted Bundy, ce n’est pas la manière dont ces êtres ont tué leurs semblables qui intéresse l’artiste, mais un possible rapprochement avec eux, cet autre en soi. Comme si la femme qu’est Lyzane Potvin et l’artiste qui prend des risques voulaient offrir à ces êtres de lumière noire une écoute, une attention, un tête à tête, une charité, une bienveillance qui leur fut sans doute refusée ou volée très tôt dans l’existence. Une manière pour elle de leur dire : «Stop ! On va se parler. On a des choses à se dire vous et moi. Je vous invite dans ma peinture.» Une parole, des gestes, des poses, des tourbillons de folie. Elle peint pour signifier : je serai le cran d’arrêt de votre incontrôlable besoin de tuer qui ne cesse de vous consumer. Un cran d’arrêt qui a du cran sur grand écran. Elle sait que ces êtres, nonobstant l’inexcusable, l’inadmissible, l’horreur de leurs crimes et la souffrance sans nom qu’ils ont causée aux victimes et leurs familles, ces êtres peuvent nous faire réfléchir sur l’incompréhensible et la condition humaine si vulnérable.

Huit hommes, deux femmes, quelques animaux et des incendies. En offrandes et partage : des couleurs, des photos, des brûlures dans la chair de la toile et la présence de l’artiste qui prend soin de tout ce monde.

Pour nous, Lyzane Potvin se dit : «Qu’est-ce que ce serait si je tenais dans mes bras Ed Kemper, Ed Gein et Henry Lucas comme une mère et l’enfant ? Si j’accouchais d’Arthur Shawcross ? Si j’invitais Ted Bundy à dîner en tête à tête ? Si je consolais Jeffrey Dahmer ? Si je devenais un chevreuil devant Robert Hansen ? Si je distribuais les cartes lors d’une partie de pocker entre Ted Bundy et Michel Fourniret, l’Amérique et l’Europe ? Qu’est-ce que les gens diraient si j’aimais Aileen Wuornos et m’asseyais à ses côtés, par terre, comme deux petites filles ? Et qu’est-ce que le monde dirait encore si je relevais mes cheveux comme la Belle Gunness pour regarder là où vont ses yeux ? Qu’est-ce que ce serait si je vivais tout ça entourée d’incendies ?»

Ça brûlerait de l’intérieur, l’âme, le coeur, le corps, l’esprit, la raison, le sexe. Ça consumerait toute la haine, la colère, le mal, le manque, la souffrance de l’humanité. Ça nous ferait vivre une expérience limite. Et plus encore.

Parce que sur la porte de l’atelier où Lyzane Potvin a créé toutes les toiles de J’ai tué Ted Bundy se trouve un écriteau sur lequel est écrit en grosses lettres rouges le mot DANGER.

Rouge comme les vers de ce poème attribué à Thérèse d’Avila :

 

 

À l’intérieur de mes entrailles,

j’ai ressenti un coup soudain :

le mouvement était divin

car son exploit y fut de taille.

Ce coup me blessa et ainsi,

bien que je sois blessée à mort,

et bien que je souffre si fort,

c’est une mort qui donne vie.[1]

 


[1] Thérèse d’AVILA, Je vis mais sans vivre en moi-même, Paris, Éditions Allia, 2008, p. 53.

 

LE CORPS, CE PAYSAGE DE DOULEUR

Par Molly MINE

journaliste Revue Azart

France . Octobre 2013

            L’image de son propre corps sert de support à son propos : exprimer la douleur de l’âme. Sans concession, sans fard, avec parfois un brin de provoc’, l’artiste canadienne joue à fond l’art de la métamorphose. Quitte parfois à nous faire frémir d’horreur !

            En 2005, à Paris, à la galerie Eric Mircher, puis dans un lieu poétiquement appelé le Sexodrome, Lyzane Potvin avait accompli une performance intitulée JE SUIS UNE TRUIE, qui avait fait parler d’elle. Pensez : coiffée d’un masque de cochon même vêtue d’une guêpière et de bas résille, elle avait mimé en cage l’enfermement que certaines femmes subissent. Ce show dénonçant l’avilissement que provoque le machisme avait été jugé si chaud que le Sexodrome lui-même, courageux mais pas téméraire, avait voulu censurer cette prestation… jugée trop « dérangeante ».  Pour qui ? Déranger, c’est bien l’un des maîtres-mots de cette jeune artiste canadienne qui avoue sans ambages : « J’adore prendre des risques ».  Mais il ne faut pas que cette opération un peu « coup de groin » vienne masquer la démarche d’un peintre très investi, dont l’authenticité et la sincérité ne font aucun doute.

            Née en 1977, vivant entre Paris et le Québec, ses deux territoires de prédilection, Lyzane Potvin assume, avec une fidélité solide, tout ce qui fait d’elle une peintre, au féminin. Jean-Michel Marchais, qui a proposé plusieurs accrochages de ses œuvres dans sa galerie Trafic, avant de devenir aujourd’hui le commissaire de nouvelles expositions de cette artiste, ne s’y est pas trompé, on l’en remercie. Il vient de présenter une rétrospective à la galerie 111 d’Ivry-sur Seine, où l’on a pu apprécier l’ampleur du chemin parcouru par cette artiste en seulement huit ans.

            La Violence de la douleur. Lyzane Potvin a décidé de peindre la douleur. Un défi, une confrontation avec l’impossible, l’indicible. Un challenge qui a tourmenté nombre de peintres. On songe évidemment à Otto Dix ou à George Grosz, confrontés aux horreurs de la guerre de 1914-1918. On pense aussi aux corps dégingandés des prostituées d’Egon Schiele. Il y a toujours une forme de violence dans l’expression de la douleur. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ?  Lyzane Potvin est dans cette veine. Elle a fait ce choix à Paris, après avoir été confrontée à la misère humaine, en travaillant au Samu Social, puis auprès d’ado qu’on dit pudiquement « en difficulté », alors qu’ils sont au bord du gouffre. En côtoyant ces démunis, elle a compris que le corps était une sorte de vitrine du mal-être : « Ça sort par tous les pores, ça s’exprime par des plaies, des cicatrices. Le corps devient l’image de la douleur, cachant ou révélant la souffrance psychologique », constate-t-elle.

            Pour éviter tout voyeurisme, toute « traîtrise », comme elle souligne elle-même, elle a choisi de se prendre pour modèle : « Depuis huit ans, je ne réalise que des autoportraits. D’abord, en tant que peintre, on sait ce qu’on veut et on l’exprime plus naturellement que quelqu’un d’autre. Ensuite, c’est soi que l’on engage, que l’on met en danger ».  Courageuse, elle préfère ainsi se mettre en cause personnellement, risquer son image plutôt que celle des autres.

            Pour cela elle n’hésite pas à composer des mises en scène gores ou l’être est vu dans toute sa vulnérabilité, où le sexe est sans tabou, sans gêne, souvent sans joie.  On a le sentiment que Lyzane Potvin nous entraine dans ce que Boris Vian appelait dans sa chanson « Je ne voudrais pas crever » ces « coinstots bizarres ». L’atmosphère est lourde dans ces zones de nulle part, où, face au corps malmené, torturé, on est confronté à l’horreur.

            Lyzane Potvin se défend de représentation quelconque « fait d’hiver ». L’humain ne relève pas de l’accident. Elle traite visiblement de la souffrance d’être au monde : « On sent, cette douleur, dit-elle, on la croise dans la rue, au quotidien, on la porte en nous aussi ». C’est sans doute pour cela que certaines âmes sensibles ressentent une forme de gêne face à ses œuvres. Les réactions sont très diverses, et le rejet est parfois violent. « Les plus choquées, ce sont principalement les femmes », constate-t-elle, s’interrogeant sur le réel impact du féminisme sur l’évolution des mentalités… qui restent, sommes toute, très formatées.

On n’est certes pas toujours prêt(e) à recevoir en plein dans les yeux des scènes dignes des grands films d’horreur, genre cinématographique qu’affectionne particulièrement Lyzane Potvin. A la fois réalisatrice et actrice, elle avoue composer ses mises en scène comme des plans huis clos. Ce qui, évidemment, accroît le sentiment de proximité avec des épisodes souvent durs. L’exhibition dame le pion à tout voyeurisme. Car la toile-miroir réfléchit des troubles intérieurs au moins aussi profonds que ceux vus en surface. Ce qui n’est pas sans risque pour le « regardeur ».

            Lyzane inflige sans vergogne un traitement de choc au corps représenté. Ses œuvres, montrées au salon du dessin de 2008, semblaient illustrer, avec leurs moignons sanguinolents, le « making-of » d’un « Massacre à la tronçonneuse ». Elle réserve le même sort au support de la représentation: la toile est lacérée, arrachée, brûlée, semblant porter elle aussi les stigmates d’un corps à corps dévastateur.  Le trouble réside peut-être aussi dans le savant alliage de la beauté et l’horreur.  On n’est pas face à des cadavres en voie de décomposition, mais on est confronté à la belle plastique d’une jeune femme qui met en scène son autoagression, son atomutilation, en un geste troublée et troublante.

Réalité du corps, réalité de la beauté ?

Rien n’est sûr en ce pays aux frontières abolies. Sa peau pulpeuse peut devenir valeur marchande estampillée de codes-barres, de dates de péremption évoquant les tatouages des déportés dans les camps nazis. L’être devenu chose, ça remue, forcément. Dans son travail, Lyzane Potvin part de la photographie d’elle-même. L’image, cette part de soi devenue autre, marouflée, est retravaillée, maculée de peinture, griffée, percée. Elle l’attaque au chalumeau de coups de feu brefs et précis, gardant à portée de main, pour éviter l’incendie, un extincteur! Exploratrice des frontières entre l’homme et l’animal, elle s’efforce de rendre visible la bête qui est en nous. Elle joue ainsi de la métamorphose, se souvenant sans doute du livre de kafaka, où le héros devient le cancrelat qui le hante.

En voyant le nouveau travail de Lyzane Potvin, on a le sentiment qu’elle (ré)invente une peinture physique. Elle, qui, dans les années 2005, construisait des univers très structurés, bien clos, dans une peinture assez classique, donne libre cours à ses chiens fous. Avec volupté : « C’est assez animal, instinctif, de déchirer, griffer et brûler… Je suis de plus en plus gestuelle, confirme la jeune femme. J’essaie de trouver ce qui me ressemble : je suis quelqu’un de spontané ».

Son retour au Québec y est peut-être pour quelque chose : « À Paris, je trouve beaucoup d’énergie mais là-bas, je retrouve l’espace »… Elle ne s’enferme plus dans des thèmes où elle attaquait toutes griffes dehors les barrières du catholicisme, la relation au sexe et le sexisme… et tout, et tout. Elle ne fait plus dans le feuilleton. Oubliés le masque de la truie et ses oripeaux de bastringue! Dans un traveling fantastique, la femme se fait être total: à la fois minérale, végétale et animale. Pierre, arbre ou fleur, louve ou oiseau, indéfinie, elle déploie son infini paysage. Dans ses gestes de peintre, entre violence et douleur, la femme se fait « Pluie d’automne », fécondant un immense paysage lyrique où se fond le corps, où se dissout le visage.

La couleur est reine. Le phoenix renaît des cendres noires des plaies infligées par le chalumeau pour que renaisse, victorieuse et splendide, la peinture ! Quel combat !

 

S'HEAVEN DEADLY SINS

Par D. KELVIN

auteur

France . 2010

  1. Sonnez trompettes de Jéricho, notre truie sanglante et souillon s’est réincarnée en radieuse pécheresse. Elle échappa à l’abattoir et au viol collectif des pourceaux, échappera-t-elle aux anathèmes et à la peine capitale des cathos ? A voir son corps agenouillé, tordu, brisé, rétracté, brûlé au chalumeau, lardé de coups de couteaux, d’où jaillit tout ce que ses viscères peuvent produire et expulser, on en doute. Dans la grande tradition des adaptations picturales des thèmes fondateurs qui traversent l’humanité et l’asservit à une oppression symbolique, Lyzane Potvin s’approprie ici les 7 pêchés capitaux. Pas, comme certains le pensent, des sentiments impies qui nous conduisent aux flammes des enfers, mais des passions qui nous animent et d’où tous les malheurs (les nôtres et ceux des autres) naissent. Elle met son corps en scène, unité de lieu, unité d’action, et réduit chacun d’eux à un acte, à une posture, à une figure chorégraphique, dans son acception première, c’est-à-dire écrire le sens avec son corps et non décrire la sensorialité du corps.
  2. Lyzane Potvin ne s’est pas seulement réincarnée (sa chair n’est plus enfouie sous le grimage porcin, même si le « grimage n’était pas que superficiel, mais incarné » comme écrivait Proust, mais offre ici sa carnation au regard), elle s’est aussi réinventée. Les érubescences sanglantes ont laissé place à des blancs crémeux et des jaunes aux reflets verdâtres, comme un sperme moisi qui évoque en filigrane l’éternel masculin maculant l’objet charnel de son désir de ses poisseuses giclées lactescentes. Le corps de Lyzane n’a d’ailleurs plus cette présence affirmée dont la prégnance saillait sur la hideur des murs lépreux, mais semble ici disparaître, s’enfoncer, se dissoudre comme un spectre résigné qui rejoint des limbes infiniment préférables à ce réel périssable.
  3. A l’image menaçante de la goule impitoyable, transmutant sa déréliction en violence universelle, se substitue désormais celle de la femme protée, endossant les figures du mal et assurant elle-même sa mise à mort dans une autolyse à la fois sage et rageuse. Pourtant, il suffit de connaître un peu la quincaillerie mythologique du christianisme pour comprendre que le diable est là, qu’il imprègne chaque toile, qu’un exorciste patenté digne de ce nom le débusquerait sans peine au gré des pêchés présentés. Car chacun d’eux a pour figure tutélaire un démon, dénommé Belphégor, Lucifer, Belzébuth, Asmodée, Mammon, Satan ou Léviathan, c’est selon. Ne reste plus qu’à accoupler le démon et son pêché en une bacchanale infernale dont le corps sort exsangue. Lyzane n’est ainsi plus l’animal impur, elle agrège ici, sorcière des temps modernes, tout ce qui fait de la femme l’être honni même si (car ?) éperdument désiré.
  4. Peu de peintres sont allés aussi loin dans la mise en scène d’eux-mêmes, et la plupart du temps, ce furent des femmes, telles Carolee Schneemann, Hannah Wilke et bien sûr Frida Kahlo. Mais nulle trace chez Lyzane Potvin de concept à la sémantique sinueuse, même si son œuvre est foncièrement symboliste. Le néo-cortex n’est pas tant l’outil mental avec lequel elle crée, que cette arachnéenne substance limbique (les limbes encore) qui fait ce que nous sommes plus assurément que nos flatteuses circonvolutions cérébrales. « L’ombilic des limbes » ne fut-il pas le premier texte d’Artaud ? Il ne pensait pas si bien dire le momo. La neurophysiologie lui a donné raison. Et Lyzane Potvin, en donnant forme à ces pulsions émotionnelles engrammées par mimétisme Pavlovien dans nos esprits malléables, exhale toute la pourriture, la nuisance, la désespérance et surtout l’éternelle solitude à laquelle cette peste éducative nous condamne.
  5. Le mélange des matières exerce ici une indescriptible fascination mais plus encore, la substitution de ces matières. Si l’utilisation du chalumeau peut sembler une provocation (cet autodafé de chair, où auto reprend son sens de « ce qu’on s’inflige soi-même » et perd celui d’acte, produit une sensation physique de malaise, comme si le papier était réellement le derme brûlé), elle lui permet de supprimer les parties du corps qui, par leur pouvoir de susciter le désir masculin dans la culture qui est la notre, viendrait s’interposer entre la toile et le regard. Le corps se consume plutôt qu’être consommé.
  6. La gourmandise ultime, c’est soi. A force de narcissisme, les pêchés ne concernent plus tant les autres que soi-même. On se branle de tout ? Alors on se branle. Le monde nous dégoûte ? Alors on se goûte. « Il n’y a plus de cannibale sur terre, j’ai mangé le dernier » dit la blague. Et après ? Après, il ne reste plus que l’autophagie, l’ultime gourmandise. Quand l’amour est se nourrir des mets alvins du corps aimé, haïr c’est en être réduit à se dévorer.
  7. Finalement, le pêché capital, c’est la libre circulation entre le dedans et le dehors. Toute effraction de ce mur cutané est injurier le créateur, qui nous a enveloppé dans notre derme comme une viande sous cellophane. Mais toute prison est faite pour s’en échapper. Alors, comme tous les orifices ne mènent qu’à des culs de sacs ou à d’autres orifices, rien ne permet mieux la transgression que le griffer, le déchirer, l’ouvrir, y pénétrer par effraction. Sacrifier et scarifier sont des anagrammes. La foi a le goût de l’un, la libre pensée de l’autre. Lyzane Potvin, figure christique, vient ici racheter nos pêchés. Venez acheter les siens.

LA BELLE ET LA BÊTE

Par Richard LEYDIER

critique d'art, commissaire d'expositions

France . 2009

            Je me souviens très bien de ma première rencontre avec les œuvres de Lyzane Potvin. C’était il y a un peu plus de cinq ans. J’avais reçu un étrange carton d’invitation personnalisé, de ceux qui, parce qu’ils vous accrochent l’œil et ne ressemblent en rien aux autres, paraissent vous appeler. C’est ainsi que, par une froide soirée d’hiver, je poussais la porte d’un théâtre associatif du vingtième arrondissement de Paris. J’ai le souvenir d’un lieu glacial et chaud à la fois, sombre et lumineux, tendu de rideaux de velours rouge… en un mot : baroque. Baroque, tout comme les tableaux qui y étaient accrochés, lesquels étaient dominés par une teinte écarlate, celle du sang qui coulait à foison. Par le biais de photographies agrandies, collées sur la toile, et mêlées à la peinture, l’artiste, son corps, son visage, était omniprésente. Elle était l’actrice principale de mises en scène macabres, dans le même temps gores et sexuelles. Ici Lyzane apparaissait en esclave soumise, vêtue d’un porte-jarretelles et lapant un liquide indéterminé dans une assiette posée sur le sol. Là, elle se masturbait en lisant une revue pornographique. Ailleurs, elle se perçait le corps à coups de fourchettes.

 

            Des tableaux de cette exposition inaugurale, je garde tout particulièrement en mémoire une œuvre où l’artiste brandit de la main droite un hachoir au-dessus d’une main sélectionnée, qu’on imagine d’abord lui appartenir avant de réaliser qu’il s’agit d’une autre dextre : on saisit alors que c’est très certainement la nôtre, à nous spectateurs qui faisons face à cette jeune femme au regard fier. À la gauche de cette main morte, un chat gris s’est déjà repu de la flaque du sang qui s’en est écoulée. À cette violence des sujets, qui évoque le cinéma d’horreur (de Massacre à la tronçonneuse à Hostel) ou la littérature (notamment celle de Frank Kafka, avec le motif récurrent des cafards qui se promènent sur les murs), Lyzane a peu à peu substitué une violence opératoire et formelle.

 

            L’artiste a continué d’allier la photographie et la peinture, mais elle leur associe d’autres techniques. Désormais, le tableau peut être percé ou brûlé, comme dans la série des Cafardeuses, où elle poserait presque à la manière des cover-girls de magazines, à la différence près qu’il lui manque là un œil, et qu’ici sa poitrine dénudée apparaît rongée par une tumeur qui est un trou. Dans l’ensemble intitulé Punissez-moi, où elle revisite à sa façon les sept péchés capitaux, on la voit notamment munie d’un couteau et d’un chalumeau, attaquant le tableau dans lequel elle figure, comme si elle voulait y faire disparaître sa propre image.

 

            Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Lyzane Potvin est une jeune femme très belle, et elle a toujours appuyé le contraste entre sa beauté angélique (de brune à la peau pâle et aux grands yeux) et la dureté des actes auxquels elle se livre dans ses œuvres. La plus grande beauté peut aller de pair avec la plus grande sauvagerie. Le mal, les instincts les plus sombres se nichent au plus profond de nous et gangrènent à notre insu les plus doux visages par le biais d’une secrète vie intérieure. Il y aurait presque du David Lynch dans les dédoublements de la personnalité et les cauchemars peints par Lyzane.

 

            La dernière série intitulée Mes Monstres constitue, du moins au premier abord, la plus « sage » des ensembles d’oeuvres développés jusqu’ici. Le rouge des bains de sang a peu à peu déserté les toiles pour faire place ici à des tons acidulés. Assise sur un sofa, l’artiste apparaît sobrement habillée d’un jeans et d’un T-shirt. Son attitude est paisible, quoiqu’elle laisse percer une certaine inquiétude. Elle est en effet accompagnée d’une étrange créature qui grossit et se multiplie au fil des tableaux. Cette chose informe semble réclamer à manger à grands cris, comme les oisillons au sortir de l’œuf. Elle dévore peu à peu l’artiste, en commençant par la tête.

 

            Quels instincts primaires cette créature symbolise-t-elle? Quels démons cette sorte de poupée vaudou est-elle censée exorciser? Lorsqu’elle évoque cette série, l’artiste parle d’un retour à la « femme sauvage ». La jeune femme civilisée rencontrerait donc face à face sa part obscure sur un divan qu’on imagine psychanalytique. Mais à bien y regarder, cette bestiole grimaçante, on la retrouve ici et là tout au long de la jeune carrière de Lyzane. Elle est sans doute en gestation dans ces formes bandées, ensanglantées et percées de clous qui apparaissent dans certains tableaux anciens. On pourrait aussi l’entrevoir dans ces trous, boursouflures et brûlures que l’artiste inflige à la toile. On voudrait enfin la percevoir dans tous ces dédoublements où elle allaite une multitude de petits clones à son image.  Il y a bien quelque chose de la « vierge à l’enfant » dans cette confrontation avec la créature, une sorte de maternité monstrueuse où la belle aurait enfanté la bête.